Lettre....
Lettre écrite par M. le Comte
de Cagliostro à M. N… (1786) (*)
« Je vous écris de Londres, mon cher N… Ma santé
est bonne ; celle de ma femme aussi. Vous avez su les
détails de ma route. Que de scènes touchantes ! Il sembloit
que mes amis m’eussent devancé partout. Boulogne a mis
le comble. Tout ce bon peuple sur le rivage, les bras
tendus vers mon paquebot, m’appelant, s’écriant, me
comblant de bénédictions et me demandant la mienne !…
Quel souvenir ! Souvenir cher et cruel ! On m’a donc
chassé de France ! On a trompé le roi ! Les rois sont
bien à plaindre d’avoir de tels ministres. J’entends
parler du baron de Breteuil, de mon persécuteur. Qu’ai-je
fait à cet homme ? de quoi m’accuse-t-il ? d’être aimé
du cardinal ? de l’aimer à mon tour ? de ne l’avoir
pas abandonné, d’avoir de bons amis partout où j’ai
passé ? de chercher la vérité, de la dire, de la défendre,
quand Dieu m’en donne l’ordre en m’en donnant l’occasion
? de secourir, de soulager, de consoler l’humanité souffrante
par mes aumônes, par mes remèdes, par mes conseils ?
Voilà pourtant tous mes crimes ! M’en fait-il un de
ma requête d’atténuation ? Cela m’est revenu. Singulière
défaite ! Mais avais-je présenté cette requête, lorsque,
voyant mon buste chez le cardinal, il dit, avec colère
entre ses dents : « On voit partout cette figure : il
faut que cela finisse ; cela finira ! »
Mon courage l’a, dit-on irrité ; il ne peut digérer
qu’un homme dans les fers, qu’un étranger sous les verrous
de la Bastille, sous sa puissance, à lui, digne ministre
de cette horrible prison, ait élevé la voix, comme je
l’ai fait, pour le faire connaître, lui, ses principes,
ses agents, ses créatures, aux tribunaux françois, à
la nation, au roi, à toute l’Europe. J’avoue que ma
conduite a dû l’étonner ; mais, enfin, j’ai pris le
ton qui m’appartenoit. Je suis bien persuadé que cet
homme, à la Bastille, ne prendroit pas le même. Au reste,
mon ami, tirez-moi d’un doute. Le roi m’a chassé de
son royaume mais il ne m’a pas entendu. Est-ce ainsi
que s’expédient en France, toutes les lettres de cachet
? Si cela est, je plains vos concitoyens, surtout aussi
longtemps que le baron de Breteuil aura ce dangereux
département. Quoi, mon ami ! vos personnes, vos biens
sont à la merci de cet homme tout seul ? Il peut impunément
tromper le roi ? Il peut, sur des exposés calomnieux,
et jamais contredits, surprendre, expédier, et faire
exécuter par des hommes qui lui ressemblent, ou se donner
l’affreux plaisir d’exécuter lui-même des ordres rigoureux
qui plongent l’innocent dans un cachot et livrent sa
maison au pillage ? J’ose dire que cet abus déplorable
mérite toute l’attention du roi. Me trompé-je ? Oublions
ma propre cause, parlons en général.
Quand le roi signe une lettre d’exil ou d’emprisonnement,
il a jugé le malheureux sur qui va tomber sa rigueur
toute puissante. Mais sur quoi a-t-il jugé ? Sur le
rapport de son ministre, sur quoi s’est-il fondé ? Sur
des plaintes inconnues, sur des informations ténébreuses
qui ne sont jamais communiquées ; quelquefois même sur
de simples rumeurs, sur des bruits calomnieux semés
par la haine et recueillis par l’envie.
La victime est frappée sans savoir d’où le coup part
; heureuse, si le ministre qui l’immole n’est pas son
ennemi ! Je le demande, sont-ce là des caractères d’un
jugement ? Et, si vos lettres de cachet ne sont pas
au moins des jugements privés, que sont-elles donc ?
Je crois que ces réflexions, présentées au roi, le toucheraient.
Que serait-ce s’il entroit dans le détail des maux
que sa rigueur occasionne ? Toutes les prisons d’Etat
ressemblent-elles à la Bastille ? Vous n’avez pas idée
des horreurs de celle-ci : la cynique impudence, l’odieux
mensonge, la fausse piété, l’ironie amère, la cruauté
sans frein, l’injustice et la mort y tiennent leur empire
; le silence barbare est le moindre des crimes qui s’y
commettent. J’étois depuis six mois à quinze pieds de
ma femme, et l’ignorais : d’autres y sont ensevelis
depuis trente ans, réputés morts, malheureux de ne pas
l’être, n’ayant, comme les damnés de Milton, de jour
dans leur abyme que ce qu’il leur en faut pour apercevoir
l’impénétrable épaisseur des ténèbres qui les enveloppent
; ils seroient seuls dans l’univers si l’Eternel n’existoit
pas, ce Dieu bon et vraiment tout-puissant, qui leur
fera justice, un jour, à défaut des hommes. Oui, mon
ami, je l’ai dit captif, et libre je le répète, il n’est
point de crime qui ne soit expié par six mois de Bastille.
On prétend qu’il n’y manque ni questionnaires ni bourreaux
; je n’ai pas de peine à le croire. Quelqu’un me demandoit
si je retournerois en France, dans le cas où les défenses
qui m’en écartent seroient levées. Assurément, ai-je
répondu, pourvu que la Bastille soit devenue une promenade
publique. Dieu le veuille ! Vous avez tout ce qu’il
faut pour être heureux, vous autres François : sol fécond,
doux climat, bon cœur, gaieté charmante, du génie et
des grâces, propres à tout, sans égaux dans l’art de
plaire, sans maître dans les autres ; il ne vous manque,
mes bons amis, qu’un petit point, c’est d’être sûrs
de coucher dans vos lits quand vous êtes irréprochables.
Mais l’honneur ! mais les familles ! Les lettres de
cachet sont un mal nécessaire… Que vous êtes simples
! On vous berce avec des contes. Des gens instruits
m’ont assuré que la réclamation d’une famille étoit
souvent moins efficace pour obtenir un ordre, que la
haine d’un commis ou le crédit d’une femme infidèle.
L’honneur des familles ! Quoi ! vous pensez que toute
une famille est déshonorée par le supplice d’un de ses
membres ! Quelle pitié ! Mes nouveaux hôtes pensent
un peu différemment ; changez d’opinion, enfin, et méritez
la liberté par la raison.
Il est digne de vos parlements de travailler à cette
heureuse révolution. Elle n’est difficile que pour les
âmes faibles. Qu’elle soit bien préparée, voilà tout
le secret : qu’ils ne brusquent rien ; ils ont pour
eux l’intérêt bien entendu du peuple, du roi, de sa
maison ; qu’ils aient aussi le Temps, le Temps premier
ministre de la Vérité ; le Temps, par qui s’étendent
et s’affermissent les racines du bien comme du mal ;
du courage, de la patience, de la force du lion, de
la prudence de l’éléphant, la simplicité de la colombe,
et cette révolution, si nécessaire, sera pacifique,
condition sans laquelle il ne faut pas y penser. Alors,
vous devrez à vos magistrats un bonheur dont n’a joui
aucun peuple connu, celui de recouvrer votre liberté
sans coup férir.
Oui, mon ami, je l’annonce, il règnera sur vous un
prince qui mettra sa gloire à l’abolition des lettres
de cachet, à la convocation de vos états généraux et
surtout au rétablissement de la vraie religion. Il sentira,
ce prince aimé du ciel, que l’abus du pouvoir est destructif,
à la longue, du pouvoir même : il ne se contentera pas
d’être le premier de ses ministres, il voudra devenir
le premier des François. Heureux le roi qui portera
cet édit mémorable ! heureux le chancelier qui le signera
!
Heureux le Parlement qui le vérifiera ! Que dis-je,
mon ami, les temps sont peut-être arrivés : il est certain,
du moins, que votre souverain est propre à ce grand
œuvre. Je sais qu’il y travailleroit, s’il n’écoutoit
que son cœur : sa rigueur à mon égard ne m’aveugle pas
sur ses vertus.
Adieu, mon ami ; que dit-on du Mémoire ? La dernière
lecture que Thilorier (**) m’en a faite à Saint-Denis
m’a causé bien des plaisirs : a-t-il su les détails
de Boulogne à tenir pour en faire un article ? Ce mémoire
est-il public ? Il doit l’être. Bonsoir, parlez de nous
à tous nos amis ; dites-leur qu’ils nous seront présents
partout : demandez à d’Esprémesnil s’il m’a oublié ;
je n’ai point de ses nouvelles.
Adieu, adieu, mon bon ami, mes bons et vrais amis
; c’est à vous que je m’adresse, pensez à nous ; que
cette lettre vous soit commune ; nous vous aimons tous
de tout notre cœur. »
(*) = Ce texte fut publié à l’époque par les principales
« gazettes » d’Europe ;
(**) = Avocat de Cagliostro.
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